Quelques textes de référence sur le thème d'autrui
BIBLIOGRAPHIE
Rousseau - Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.
- Kant - Fondements de la métaphysique des moeurs.
- Kant - Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
- Sartre - L'existentialisme est un humanisme.
- Lévi Strauss - Race et histoire.
- Lévinas - L'humanisme de l'autre homme.
- Merleau-Ponty - Phénoménologie de la perception, "Autrui".
- Primo Levi - Si c'est un homme.
Lévi-Strauss – Race et histoire, chap.3 : « L’ethnocentrisme ».
« Et pourtant, il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale ; dans ces matières, le progrès de la connaissance n’a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d’une vue plus exacte qu’à l’accepter ou à trouver le moyen de s’y résigner.
L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine[1]. Dans les deux cas, on réfute d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.
Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, n’a pas besoin d’être discuté puisque cette brochure en constitue précisément la réfutation. Il suffira de remarquer ici qu’il recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. (….) [Voici] le paradoxe du relativisme culturel (…) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes, que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »
Husserl – Idées directrices pour une phénoménologie
« Ce qui est vrai de moi aussi, je le sais bien, pour tous les autres hommes que je trouve présents dans mon environnement. Par expérience que j’ai d’eux en tant qu’hommes, je les comprends et je les accueille comme des sujets personnels au même titre que moi-même, et rapportés à leur environnement naturel. En ce sens toutefois que je conçois leur environnement et le mien comme formant objectivement un seul et même monde qui accède seulement de façon différente à toutes nos consciences. Chacun a son poste d’où il voit les choses présentes, et en fonction duquel chacun reçoit des choses des apparences différentes. De même le champ actuel de la perception et du souvenir différencie chaque sujet, sans compter que même ce qui en est connu en commun, à titre intersubjectif, accède à la conscience de façon différente, sous des modes différents d’appréhension à des degrés différents de clarté, etc. En dépit de tout cela nous arrivons à nous comprendre avec nos voisins et posons en commun une réalité objective d’ordre spatio-temporel qui forme ainsi pour nous tous l’environnement des existants, bien qu’en même temps, nous en fassions nous-mêmes partie. »
Kant – Fondements de la Métaphysique des Mœurs – Deuxième Section
« S’il doit donc y avoir un principe pratique suprême et, vis-à-vis de la volonté humaine, un impératif catégorique, il faut que ce soit quelque chose de tel qu’à partir de la représentation de ce qui est nécessairement un fin pour chacun (parce que c’est une fin en soi), il définisse un principe objectif de la volonté, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Le fondement de ce principe est celui-ci : la nature raisonnable existe comme fin en soi. C’est ainsi que l’homme se représente nécessairement sa propre existence ; dans cette mesure il s’agit donc d’un principe subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se représente également de cette façon son existence, cela précisément en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi ; il s’agit donc en même temps d’un principe objectif à partir duquel doivent pouvoir être déduites, comme un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique sera donc le suivant : agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin jamais simplement comme moyen. »
Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
« Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix : c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de la justice raisonnée : fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus subtile que la précédente : fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. »
Merleau-Ponty – Phénoménologie de la perception.
« Je perçois autrui comme comportement, par exemple, je perçois le deuil ou la colère d’autrui dans sa conduite, sur son visage et sur ses mains, sans aucun emprunt à une expérience « interne » de la souffrance ou de la colère et parce que deuil et colère sont des variations de l’être au monde, indivises entre le corps et la conscience, et qui se posent aussi bien sur la conduite d’autrui, visible dans son corps phénoménal, que sur ma propre conduite telle qu’elle s’offre à moi. Mais enfin, le comportement d’autrui et même les paroles d’autrui ne sont pas autrui. Le deuil d’autrui et sa colère n’ont jamais exactement le même sens pour lui et pour moi. Pour lui, ce sont des situations vécues, pour moi ce sont des situations apprésentées. Ou si je peux, par un mouvement d’amitié, participer à ce deuil et à cette colère, ils restent le deuil et la colère de mon ami Paul : Paul souffre parce qu’il a perdu sa femme ou il est en colère parce qu’on lui a volé sa montre, je souffre parce que Paul a de la peine, je suis en colère parce qu’il est en colère, les situations ne sont pas superposables. Et si enfin nous faisons quelque projet en commun, ce projet n’est pas un seul projet, et il ne s’offre pas sous les mêmes aspects pour moi et pour Paul, nous n’y tenons pas autant l’un que l’autre, ni en tous cas de la même façon, du seul fait que Paul est Paul et que je suis moi. Nos consciences ont beau, à travers nos situations propres, construire une situation commune dans laquelle elles communiquent, c’est du fond de sa subjectivité que chacun projette ce monde « unique ».
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