Conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève)
donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.
Description
Cette conférence a été prononcée le samedi 20 juin 2009 au musée des Charmettes, Maison de Jean-Jacques Rousseau, 890 chemin des Charmettes, 73000 Chambéry, par M. Ghislain WATERLOT, Maître de conférences de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève et Directeur de l’Institut Romand de Systématique et d’Éthique.
Elle était organisée par les musées d’art et d’histoire de Chambéry .
[Introduction]
Je suis heureux de me trouver aux Charmettes ce soir pour réfléchir avec
vous sur le concept de religion civile, dont Rousseau est le créateur. Je suis
convaincu que ce moment théorique du Contrat social est capital1 si nous
voulons comprendre, par exemple, ce qui est en jeu aux Etats-Unis d’Amérique,
quand on parle de « religion civile ».
En outre, il me paraît d’autant plus essentiel de revenir à Rousseau que le
concept de « religion civile » a été détourné de son sens par la tradition
sociologique des trente dernières années. Le premier à avoir infléchi le concept
est Robert N. Bellah, en 1967, avec son célèbre article « La religion civile aux
Etats-Unis ». Ce n’était qu’une première inflexion qui restait encore fidèle à
l’esprit du texte de Rousseau. C’est dans les années 80 que le concept a été
galvaudé et dilué, pour désigner, sous la plume de sociologues américains et
français, les phénomènes de piété collective en général et les multiples façons
dont l’être ensemble d’une collectivité donnée se sacralise. Mais il s’agit alors
du sacré politique au sens le plus large, et même de formes non religieuses de
sacré, et c’est pourquoi il eut sans doute mieux valu forger une expression du
type : religiosité civile plutôt que de reprendre religion civile au risque de perdre
Je m’en suis expliqué dans un livre intitulé Rousseau. Religion et politique, Paris, PUF,
2004.
la substance d’un concept aux contours rigoureux, et capable de décrire des
réalités historiques précises. Car le concept de religion civile fait partie de ces
concepts de philosophie politique qui peuvent désigner des réalités que
l’expérience nous présente : on peut sans doute parler de « religion civile » pour
le culte de l’Être suprême, voulu par Robespierre et qui a fait long feu ; on peut
aussi en parler pour les Etats-Unis. Et on a alors affaire non pas à un concept
vague ou mou, mais au contraire à un concept précis et déterminé, précisément
déterminé, et donc à une forme spécifique de religion publique, et non pas à la
religiosité la plus vague et la plus labile qui soit.
Revenons donc à Rousseau.
[Première partie]
La religion civile apparaît à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre
IV. On peut dire que sa présence est une surprise
. Car le corps politique
exprimant les véritables principes du droit, dont Rousseau propose la genèse, est
fondé sur une convention passée entre les hommes, sans que Dieu n’ait rien à y
voir. Rousseau rejette même, avec une ironie mordante, ceux qui prétendent
fonder la société politique sur les Saintes Ecritures et la volonté divine2. Et voilà
pourtant que la religion fait retour, pour penser la pérennité du corps politique.
Aussi après avoir construit ce corps politique (le souverain, la notion de loi, le
gouvernement) sans la moindre référence à une transcendance, voilà qu’au
dernier chapitre du livre3 l’auteur rappelle Dieu et la religion, comme à la
rescousse.
Pour accentuer le trait, on peut même encore rappeler que le premier
envoi du manuscrit à l’éditeur Marc-Michel Rey ne comportait pas le chapitre
2 CS, I, 2, 353-354. L’ironie vise le chevalier Filmer, mais aussi la doctrine de Bossuet.
3 Il s’agit du dernier chapitre, si l’on ne compte pas pour tel le très bref chapitre de
conclusion.
sur la religion civile et que c’est seulement plusieurs mois plus tard,
probablement à l’automne 1761, qu’il l’adresse à l’éditeur4. Albert Schinz
s’appuiera là-dessus pour accabler Rousseau, en disant que ce dernier s’était
aperçu in extremis que son système ne pouvait être viable et qu’il est revenu au
dernier moment, par un artifice, à la conception traditionnelle qui fait tenir une
société politique grâce au recours à la transcendance divine.
Mais s’agit-il de cela ? La religion civile constitue-t-elle un aveu
d’incohérence ou d’échec, et une sorte de retour ? Je ne le pense absolument
pas.
D’abord il faut souligner qu’elle n’est pas une tocade de Rousseau : dès le
18 août 1756, il écrit à Voltaire qu’il considère qu’une profession de foi civile
compterait parmi les textes les plus importants pour l’humanité. Il s’agit donc
d’un souci ancien et remarquablement constant, puisqu’on rencontre des propos
sur l’utilité de la religion dans la société jusque dans le texte de 1776 : Dialogue
troisième de Rousseau juge de Jean-Jacques5. Elle n’est pas non plus un
replâtrage hâtif suite à la prise de conscience de l’incohérence de son système.
Là, il convient de nous arrêter un instant.
D’une part, il faut nous demander pourquoi Rousseau juge tellement
important de poser une religion politique, dont on pourra dire qu’elle est une
partie constitutive de l’Etat. Quelles sont les raisons qui permettent d’affirmer la
nécessité d’une religion politique ?
D’autre part, il faut nous demander pourquoi Rousseau a hésité à intégrer
ce chapitre dans le Contrat social, puisqu’il y a eu, en effet, hésitation6.
4 « Vous le trouvez petit pour un volume ; cependant il est copié sur le brouillon que vous
avez jugé devoir en faire un, et même le chapitre sur la religion y a été ajouté depuis. » Lettre
à Marc-Michel Rey du 23 décembre 1761 (n°1604 in Bestermann).
5 « De l’utilité de la religion. Titre d’un beau livre à faire, et bien nécessaire. Mais ce titre ne
peut être dignement rempli ni par un homme d’Eglise ni par un auteur de profession. Il
faudrait un auteur tel qu’il n’en existe plus de nos jours, et qu’il n’en renaîtra de longtemps. »
(972)
Et son premier mouvement a été, en effet, de proposer un manuscrit dans lequel on ne
trouvait pas la religion civile.
Première question donc : la nécessité d’une religion politique. Une
première raison est soulignée avec force au début du brouillon du chapitre sur la
religion civile7. Rousseau y écrit :
« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y
maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne
lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans
tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit
point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou ; mais on ne sait que
trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser
celle-ci. Otez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix
de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »
Elle est donc là, la première raison : la guerre est une possibilité qui
menace toujours les nations8 ; ce qui veut dire que n’importe quel Etat doit
pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en
cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut
guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme
conditionne la possibilité du sacrifice.
La deuxième raison est que l’on ne peut pas compter sur la moralité d’un
athée. Rousseau se fait de l’athéisme une conception particulière, inacceptable
pour nous, mais classique à son époque. Il l’expose très clairement dans la
longue note qui clôt la Profession de foi du vicaire savoyard. Pour lui, l’athée se
concentre sur les jouissances du moi humain. S’il n’est pas une menace pour
autrui, il est tout à fait indifférent au sort des autres hommes. Et si le fanatisme
est pernicieux par sa violence, l’athéisme l’est tout autant par son caractère
Car ce chapitre a eu une première rédaction au brouillon, que l’on trouve dans le Manuscrit
de Genève.
« Tous les peuples ont une espèce de force centrifuge, par laquelle ils agissent
continuellement les uns contre les autres, et tendent à s'agrandir aux dépens de leurs voisins,
comme les tourbillons de Descartes. » CS, II, 9.
antisocial. Sans un décentrement de soi (ou plus exactement un déplacement du
soi) réalisé en ayant recours à un motif passionnel (et la religion est ce motif
passionnel ou affectif), il n’y a pas de conduite citoyenne assurée.
Ces deux raisons de la nécessité d’une religion en politique renvoient
elles-mêmes à une caractéristique anthropologique fondamentale : l’homme est,
avant sa dénaturation dans la société, un tout solitaire et parfait. Même une fois
qu’il fait partie d’un corps politique et qu’il en est le citoyen, il continue d’être
un homme qui peut rapporter toutes choses à lui-même indépendamment de
toute autre considération. « Chaque individu peut comme homme avoir une
volonté particulière dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen »
(CS, I, 7). En moi, il peut y avoir à tout moment deux volontés contraires qui se
disputent. Ma volonté en tant qu’individu est soutenue par l’amour naturel de
moi-même9. Elle a donc une puissance passionnelle que le seul principe abstrait
du devoir du citoyen n’aura jamais par lui-même. Une telle affirmation met en
évidence le principe du relâchement du lien social : elle peut même nous faire
craindre la dissolution de ce lien. La volonté particulière l’emportant chez
chacun, il n’y aura bientôt plus personne pour se conduire en citoyen : partout
règnera l’hypocrisie. D’un côté de beaux discours citoyens ; de l’autre côté, des
actes sans rapport avec ces discours. Du coup, l’obligation pour la société de
multiplier les réglementations juridiques contraignantes, et pour finir la
dissolution d’un système qui s’effondrera sur lui-même.
Il s’agit, par la religion, de faire contrepoids et de resserrer le noeud. Vous
remarquerez que ce n’est pas le seul moyen de renforcement ou de consolidation
de la société. Il est d’autres manières d’attacher davantage le citoyen à sa
communauté politique, comme le tribunal censorial, ou encore l’éducation
publique radicale dont Rousseau propose l’esquisse dans le Discours sur
« L’amour de soi-même est le plus puissant, et, selon moi, le seul motif qui fasse agir les
hommes ». Lettre à l’abbé de Carondelet, 4 mars 1764.
l’économie politique. Mais il semble que le moyen le plus adapté, aux yeux de
Rousseau, soit encore la religion civile.
[Deuxième partie]
Mais alors s’il estime que c’est le meilleur moyen, pourquoi semble-t-il
avoir hésité à introduire ce chapitre dans l’ouvrage ? Sans doute parce qu’il se
trouvait dans une situation très délicate : par la religion civile, il allait en effet
être amené à la fois à récuser le christianisme en tant que religion politique (or
c’était la religion politique de toutes les nations européennes) et à inventer une
religion politique nouvelle, ce qui est se mettre forcément en position
extrêmement délicate. Ma thèse est en effet que Rousseau invente la religion
civile, parce qu’il s’aperçoit que, pour nous autres modernes, il n’y a plus
aucune religion politique viable à notre disposition.
Pourquoi selon lui n’y aurait-il plus aucune religion politique viable ? Un
texte central du chapitre sur la religion civile le met clairement en évidence. Il y
déclare que lorsqu’on s’intéresse au rapport de la religion et de la société, il n’y
a que trois espèces de religions possibles. La première espèce correspond à
toutes les religions païennes et se définit ainsi : « Inscrite dans un seul pays,
(elle) lui donne ses dieux, ses Patrons propres et tutélaires : elle a ses dogmes,
ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois ; hors la seule Nation qui la suit,
tout est pour elle infidèle, étranger, barbare ; elle n’étend les devoirs et les droits
de l’homme qu’aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des
premiers peuples, auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou
positif. » Cette espèce de religion fut la religion de tous les peuples jusqu’à
Ou les propositions d’éducation publique que l’on trouve dans les Considérations sur le
gouvernement de Pologne.
Jésus de Nazareth. Ce qui veut dire que Rousseau ne fait pas d’exception pour le
peuple hébreu. Le peuple hébreu, à ses yeux, est monolâtre, mais pas
monothéiste : il reconnaît pour lui-même un seul Dieu, mais il admet qu’il y a
d’autres dieux, protecteurs des autres peuples11. Le dieu des Hébreux est un dieu
national.
Toutes ces religions nationales, dotées d’un Dieu de la nation, ont pour
caractéristique de serrer très fortement le noeud social. Elles rendent les peuples
très agressifs, mais aussi très attachés à la patrie qui est « l’objet de (leur)
adoration » (CS, IV, . On se rappelle d’ailleurs la citoyenne de Sparte du début
de l’Emile, dont le comportement ne peut que nous effrayer : ne pensant qu’à la
victoire de sa cité, elle est manifestement indifférente à la mort de ses cinq fils
(E, I, 249).
Toute la question est de savoir si on peut tenir le noeud social aussi serré
aujourd’hui qu’autrefois. Supportons-nous l’idée et la perspective d’hommes
entièrement fanatisés par leur communauté politique ? Rousseau répond que
non. Et la raison précise de ce refus, nous pouvons aller la chercher dans un
texte mal connu, publié longtemps après la mort de Rousseau et intitulé
Morceau allégorique sur la révélation. Il y est suggéré que les religions
originaires ne sont que la sacralisation des convoitises humaines. L’allégorie au
coeur du texte évoque un « édifice immense formé par un dôme éblouissant que
portaient sept statues colossales au lieu de colonnes » (MAR, 1048). Métaphore
de toutes les religions païennes, ce temple concentre tous les peuples réunis
autour d’une statue voilée, située au centre du bâtiment, et placée sur un autel
heptagonal, lui-même sous la clef de voûte sur laquelle est écrit : Peuples servez
Au début du chapitre sur la religion civile, Rousseau renvoie à un passage de l’Ancien
Testament, où Jephté déclare aux Ammonites : « La possession de ce qui appartient à Chamos
votre Dieu ne vous est-elle pas légitimement due ? Nous possédons au même titre les terres
que notre Dieu vainqueur s’est acquises ».
« Toutes les anciennes religions, sans en excepter la juive, furent nationales dans leur
origine, appropriées, incorporées à l’Etat, et formant la base ou du moins faisant partie du
système législatif. » (LEM, I, 703-04).
les dieux de la terre. Les sept statues de la circonférence représentent les péchés
capitaux. Quant au dieu central, chaque peuple lui donne une ou des figures
différentes, en fonction de son ingenium (MAR, 1049). C’est pourquoi il nous est
présenté comme voilé : grâce au voile, la pluralité des dieux, chaque peuple
ayant le ou les siens, et l’unicité de leur essence coïncident. Car sous les
variations de l’imaginaire, il n’y a en fait qu’une réalité : la sacralisation du
groupe. Cette sacralisation est le principe de l’amour intense de la patrie. Le
dieu national est en effet plein d’ardeur et de zèle, rempli d’un « enthousiasme
céleste » (la statue tient dans sa main gauche « un coeur enflammé »). Cet
enthousiasme est contagieux et unifie dans la ferveur un groupe humain
déterminé.
Cependant il a une redoutable contrepartie. Car le dieu national est cruel
et terrible aux étrangers13. D’ailleurs, une fois dévoilée, on s’aperçoit que la
statue écrase sous ses pieds « l’humanité personnifiée » (MAR, 1052). Le dieu
national est aussi le dieu qui maintient divisée l’humanité en général, et exhorte
à son ravage.
Mais après tout, pourquoi cela devrait-il nous déranger ? Que la cité du
contrat prenne des décisions injustes à l’égard des autres collectivités humaines,
cela est d’ailleurs normal et, semble-t-il, inévitable. [Cf. CS] Pourquoi devrionsnous
être affectés à l’idée que souffrent ou que meurent, éventuellement à cause
de nous, des êtres lointains, qui n’ont en commun avec nous ni lois ni moeurs. Et
Bergson rappelait que chez les anciens peuples de Mésopotamie, on n’hésitait
pas à se glorifier, en en gravant l’évocation sur la pierre pour bien en conserver
la mémoire, de l’ampleur des massacres d’étrangers vaincus.
En fait pour que la mise à mort d’êtres humains étrangers, même à grande
échelle, nous dérange il faut que quelque chose se soit passé, qui ne nous permet
« Les mots d’étrangers et d’ennemis ont été longtemps synonymes chez plusieurs anciens
peuples, même chez les Latins », MdG, « De la société générale du genre humain », OC III
288.
plus de nous en tenir aux religions politiques des anciens. Ce quelque chose
qui s’est produit est le développement de la conscience (le droit naturel
raisonné) qui a fait accéder l’humanité à l’idée d’un Dieu de tous les hommes,
donc à l’idée de la communauté de tous les hommes par leur rapport à un seul et
unique Dieu. Comment a-t-on pu accéder à l’appréhension de ce Dieu unique ?
Est-ce par un approfondissement personnel et intime, que les hommes peuvent
faire d’eux-mêmes, individuellement, parce que la conscience dort au fond
d’eux ?
Non, car leur raison ne se développe réellement que dans le cadre d’une
vie collective, grâce à l’échange des idées, sans lesquels il est impossible de
généraliser ses propres idées et de se rendre capable d’abstractions de plus en
plus hautes. Tant que la culture n’a pas été profondément développée, on reste
au niveau de dieux matériels et locaux, qui sont la représentation commune des
hommes dont la vie sociale est encore fruste. Accéder à l’abstraction qui permet
de faire venir à l’idée un Dieu d’ordre, universel et immatériel, c’est témoigner
d’un haut degré de culture. La Lettre à Christophe de Beaumont15 est claire à ce
propos : « l’esprit de l’homme, sans progrès, sans instruction, sans culture, et tel
qu’il sort des mains de la nature, n’est pas en état de s’élever de lui-même aux
sublimes notions de la divinité ; mais ces notions se présentent à nous à mesure
que notre esprit se cultive ; aux yeux de tout homme qui a pensé, qui a réfléchi,
Dieu se manifeste dans ses ouvrages ; il se révèle aux gens éclairés dans le
spectacle de la nature. »
Mais le degré de culture d’une société suffit-il à produire des hommes
aptes à reconnaître Dieu ? Non, dans la mesure où les dieux nationaux sont là
qui interdisent une telle perspective. Chaque dieu national est un principe de
Et qui rend intolérable le néo-paganisme que nous avons vu s’affirmer à nouveau sous le
nazisme.
Archevêque de Paris, qui a condamné L’Emile et Du contrat social et a suscité le
mandement contre Jean-Jacques Rousseau.
clôture, le principe protecteur du particularisme : il rappelle que la cité est audessus
de toute chose, et en s’opposant aux autres dieux, il divise le genre
humain. Le principe du paganisme est de poser nettement la distinction
ami/ennemi. Comment forcer un tel obstacle ? Comment affirmer un Dieu dont
la particularité est précisément de n’être pas un dieu particulier ? Comment
pouvoir affirmer un Dieu qui abolit le principe des frontières ? Rousseau répond
qu’il fallait un homme exceptionnel et une situation accidentelle. Cet homme
exceptionnel, pour Rousseau, est Jésus de Nazareth. Et la situation accidentelle :
l’occupation de la Judée par l’empire romain.
Jésus occupe une place importante et singulière dans la pensée de
Rousseau. C’est lui qui introduit une rupture dans l’histoire de l’humanité. La
parole de Jésus révèle la conscience à elle-même : il n’y a rien qu’elle apporte
qui n’était au fond de nous, prêt à paraître et pourtant empêché de paraître.
Sans être introductrice de quelque chose d’étranger, cette parole est
véritablement une sorte de révélateur.
Jésus suscite d’ailleurs l’étonnement de Rousseau. S’il est divin, c’est
parce qu’il a pu paraître dans un peuple si avili et si abaissé, par conséquent si
peu susceptible de faire naître en son sein des hommes capables de s’élever à la
pensée de la divinité. Dans la grande comparaison, très célèbre, avec Socrate
(dans la deuxième partie de la PdF), Jésus l’emporte précisément parce qu’il a
su s’élever dans des conditions qui normalement empêchaient l’élévation (et
qu’il a consenti à mourir dans l’abjection publique et l’ignominie, alors qu’il
était innocent).
Toutefois, que Jésus ait été capable de s’élever à la pensée de Dieu est
une chose, mais cela ne dit pas encore comment il a pu s’y élever réellement,
alors que le monde qu’il a connu était un monde de religions nationales. De ce
point de vue, la Lettre à Franquières du 15 janvier 1769 nous apporte de
précieuses indications sur l’hypothèse formulée par Rousseau. Cette hypothèse
D’où le principe d’une critique de la transcendance et de l’hétéronomie.
est la suivante : Jésus aurait d’abord eu pour objectif, de manière classique et
strictement politique, de relever une fois de plus son peuple. Inscrit dans la
lignée des prophètes inaugurée par Moïse, Jésus aurait voulu « faire derechef (de
son peuple) un peuple libre et digne de l’être », donc il aurait voulu restaurer la
loi de Moïse dans les coeurs de ses concitoyens. Mais il s’aperçut qu’il était
condamné à l’échec, vivant au milieu d’un peuple trop avili par la servitude
romaine, incapable de l’entendre, encore moins de le suivre, bref un peuple
déclinant et plus corrompu que celui qui vécut l’exil à Babylone. Cet accident
historique du protectorat romain et ses effets le contraignirent à étendre son
projet « dans sa tête », et à inviter ses disciples à convertir le monde entier,
toutes les nations. Une telle extension avait une condition : que Jésus soit arrivé
à la certitude qu’un seul Dieu règne sur tous les hommes, ou que tous les
hommes communient en lui et qu’ils soient par-là même des frères. Mais à la
vérité, il est impossible de dire si la certitude d’un Dieu unique est venue à cause
de la conscience de l’impasse dans laquelle Jésus se trouvait, ou si elle a précédé
la rencontre de cette impasse et a rendu son dépassement possible. Il semble plus
cohérent avec la pensée de Rousseau de poser que l’impasse a contraint à un
effort nouveau, en vue de repenser le rapport de l’homme à Dieu, et que Jésus
ayant suffisamment généralisé ses idées – marque de sa supériorité – il était
capable de découvrir l’unicité et l’universalité de Dieu par sa raison.
Dans les Evangiles (et je songe ici à Matthieu XV, 21-2 on rencontre
des passages où Jésus, en butte aux siens, est frappé par la foi que peuvent
manifester les gentils. Après avoir rappelé à la cananéenne prosterné son statut
de « petit chien », Jésus est bouleversé par la foi qu’elle manifeste. Tout se passe
comme si la rencontre de la foi chez les gentils avait joué comme une sorte de
prise de conscience pour Jésus. En prenant conscience que tous les hommes
peuvent être animés de la même foi en un même Dieu, à partir de l’obstacle qu’a
constitué le refus des Juifs de recevoir son discours, le Galiléen aurait brisé la
12
clôture qui divisait le divin en autant de communautés politiques, et
subséquemment condamnait au fanatisme et à la violence toujours renouvelée.
Du coup, on pourrait penser tout simplement que le paganisme doit être
écarté comme religion politique et que le christianisme doit s’y substituer. Ce
serait faire une erreur complète. Car le christianisme historique, le christianisme
d’Eglise (quelles que soient ces Eglises), est plus mauvais encore que le
paganisme fanatique. Pourquoi ? Parce que Jésus de Nazareth n’est pas
seulement l’homme qui a introduit dans le monde la croyance en un Dieu
universel, il est aussi à l’origine d’une autre rupture, il est donc la cause de deux
ruptures en fait, et si la première est une excellente chose pour l’humanité, la
seconde est une sorte de catastrophe qui peut se résumer dans ces quelques mots
du chapitre « De la religion civile » :
« Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel ». En fait, il a établi
un contre-royaume dans chaque royaume.
Certes, on ne peut imputer directement à Jésus la volonté de scinder
l’Etat, et d’établir un pouvoir concurrençant le pouvoir politique. Mais le seul
fait de séparer le culte sacré du souverain produisit ce résultat. Ou alors il eut
fallu que la fin des temps annoncée suivit de peu la résurrection. Et c’est d’abord
ce que les premiers chrétiens ont espéré18. Mais le jugement attendu n’est pas
venu, et très vite les premiers disciples ont interprété la royauté de celui qu’il
nommait dès lors le Christ, comme une royauté concurrente des princes de ce
monde. Rousseau le rappelle dans un fragment du manuscrit de Neuchâtel
(7842), qu’il destinait au chapitre sur la religion civile : on lit dès les Actes des
apôtres (XVII, 7),
« Et ils contreviennent aux ordonnances de César, en disant qu’il y a un
autre roi qu’ils nomment Jésus. »
Rappelons-nous saint Paul et l’indication selon laquelle cette génération ne serait pas passée
avant que le Christ ne soit revenu.
Ce faisant, Rousseau ne dit pas que les disciples ont trahi le maître. En
établissant sur la terre un royaume spirituel, Jésus a implicitement imposé, dans
l’attente de son retour, qu’il y ait dans l’empire, puis dans chaque Etat chrétien
issu de l’empire après son démembrement, un double pouvoir, une double
royauté. C’est tout à fait inouï. Il ne s’agissait pas, en effet, de revêtir l’autorité
en se substituant purement et simplement à celle qui était en place. Ce n’est pas
un renversement classique qui s’est produit. Les chrétiens ont fait autre chose ;
ils ont introduit la dualité dans l’Etat. Le royaume de l’autre monde était
« prétendu » (dixit Rousseau). Il se révèle être, en réalité, une Eglise, avec à sa
tête un chef visible s’attribuant un pouvoir temporel distinct de celui du prince.
Quoi de plus légitime que cette auto-attribution d’une puissance de
commandement, puisque cette Eglise assure être la préparation, ici bas, du
royaume à venir, bien plus important que la vie présente. L’État doit donc être
l’organe de l’Eglise. Bien entendu, l’empereur puis les princes de la chrétienté
ne se satisfont pas de la situation, et « les divisions intestines qui n’ont jamais
cessé d’agiter les peuples chrétiens » ont pu commencer : tout ce que nous
appelons le Moyen Âge est en effet traversé par la querelle en vue de déterminer
qui, de l’empereur puis des rois d’un côté, du pape de l’autre, est revêtu de la
plenitudo potestatis.
Cela seul, aux yeux de Rousseau, condamne tout le christianisme
historique, c’est-à-dire les différentes formes de christianisme.
La venue de Jésus a donc condamné les religions politiques premières de
l’humanité, mais la religion qu’il a suscité par ses disciples, religion que
Rousseau nomme la « religion du prêtre », est politiquement tout à fait nocive et
ne saurait remplacer les religions nationales récusées. Mais n’y a-t-il pas
d’autres formes de religion issues de la parole de Jésus que le christianisme
: « Cependant comme il y a toujours eu un prince et des lois civiles, il a résulté de cette
double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible
dans les Etats chrétiens, et l’on n’a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maître ou du
prêtre on était obligé d’obéir ».CS, IV, 8, §10 (OC III, 462)
historique ? La réponse, comme vous le savez, se trouve dans la profession de
foi du vicaire savoyard. Cette troisième forme de religion existe : c’est la
religion de l’homme.
« Sans Temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur
du Dieu Suprême et aux devoirs éternels de la morale, (elle) est la pure et simple
Religion de l’Evangile, le vrai Théisme, et ce qu’on peut appeler le droit divin
naturel. » (CS, IV,
N’est-ce pas cette religion, cette religion morale, qui devrait être adoptée
comme religion politique ? Non, et ce refus sera longuement argumenté dans le
chapitre de la religion civile. Et les arguments exciteront d’ailleurs les fureurs de
l’autorité et de la censure.
Pourquoi la réponse est-elle négative ? Parce que la religion de l’homme
est trop douce pour commencer (et la douceur de celui qui l’a manifestée pour la
première fois parmi les hommes l’a d’ailleurs conduit à l’abattoir). Ensuite elle
détourne l’attention des hommes de cette vie vers l’espérance d’une autre vie.
Surtout elle empêche les hommes d’aimer assez leur patrie pour lui accorder aux
occasions toute la détermination, la hargne, la force enragée même dont ils sont
susceptibles, sans souci de la justice. Bref, l’adepte de la religion de l’homme
n’est pas dangereux dans l’État, mais il n’est pas un bon défenseur de cet État,
parce qu’il est incapable de considérer au besoin l’étranger comme un ennemi
qu’il faut détruire. Dans cet ordre de réflexion, Rousseau en appelle plusieurs
fois aux analyses de Machiavel, qui tendent à montrer que le chrétien ne peut
pas être un bon citoyen. Si bien que si le jugement du Florentin sur les Evangiles
ne concorde pas du tout avec celui du Genevois (qui pense que les Evangiles
sont porteurs de la vraie religion reconnue par la raison même), ils se
rencontrent en revanche pour formuler le diagnostic d’un christianisme des
Evangiles impuissant politiquement et donc inutile, voire néfaste, sur ce plan
politique. Le vrai chrétien est fait pour être esclave dit Rousseau. Il ne sera donc
pas capable de haïr suffisamment l’ennemi extérieur, mais il ne serait pas
davantage capable de prévenir les menées du tyran qui, à l’intérieur, guette le
moment favorable pour s’emparer du pouvoir et ruiner la liberté des citoyens.
Certes la religion de l’homme (ou religion naturelle) n’est pas absolument
dépourvue de toute signification politique. En effet elle permet d’ouvrir la
perspective d’une société générale du genre humain : si les hommes sont tous
frères parce qu’enfants d’un même Dieu, créateur de tous les êtres, ne peut-on
pas penser que des efforts doivent tendre vers une organisation politique qui
permettrait d’empêcher les guerres entre nations, guerres qui sont des luttes
fratricides ? ne faudrait-il pas aspirer à des sociétés ouvertes ? Sans doute, mais
en même temps Rousseau souligne que le pire serait de croire que les progrès
décisifs sont déjà faits, et de vivre comme si les nations n’entretenaient pas
encore des desseins belliqueux les unes à l’égard des autres. La religion de
l’homme apporte l’entrouverture. Mais le politique qui voudrait la prendre pour
guide en toute chose, sans tenir compte des conditions concrètes de l’action dans
un monde où tous les coeurs sont loin d’être imprégnés ou pénétrés de l’idée que
tous les hommes sont appelés à une paix universelle, ce politique là serait, bien
involontairement sans doute, l’auteur et le porteur d’une politique criminelle.
Tout en faisant des efforts pour unifier les sociétés humaines, il faut
encore tenir compte que les communautés politiques sont divisées, et que les
guerres sont encore possibles (et qu’elles continuent d’arriver). Ce qui veut dire
qu’il faut préparer les citoyens à cette éventualité, et maintenir dans les coeurs
l’amour de la patrie. Une religion peut y contribuer. Certainement pas la religion
de l’homme.
Mais on est alors bien ennuyé, et même devant une aporie redoutable. Car
nous avons écarté successivement les religions civiques à l’antique, les
christianismes d’Eglise (et toutes les religions du prêtre) et enfin la religion de
l’homme ou religion naturelle. Que reste-t-il à notre disposition ? Rousseau est
bien obligé de le constater : rien. Plus exactement, il ne le constate pas, mais il
nous le fait constater. Il a expliqué, dans le texte dont j’étais parti pour ce long
développement, qu’il n’y a que trois sortes de religion. Il termine en montrant
qu’aucune des trois ne convient. Mais il ne tire pas la conclusion. A la fin de son
développement sur le christianisme des Evangiles, il marque une rupture et
déclare curieusement :
« Laissant à part les considérations politiques, revenons au droit, et fixons
les principes sur ce point important » (CS, IV, 8,…).
Comment fixer les principes alors qu’on vient de montrer qu’il n’y a plus
pour nous de religion politique possible ? Cela paraît absurde et l’est en effet,
sauf si en réalité Rousseau invente une nouvelle religion politique. Et, à mon
avis, c’est précisément ce qu’il fait. Il crée une nouvelle religion politique, mais
sans pouvoir le dire. Il ne peut le dire pour une excellente raison : il est toujours
dangereux de prétendre apporter une religion nouvelle, surtout à un moment qui
n’est pas révolutionnaire (c’est-à-dire de crise). Devant lui, Rousseau a le
spectacle du royaume de France, appuyé sur son catholicisme gallican et qui va
bientôt exécuter le chevalier de la Barre. Il a également, qui le regarde, la
Genève de sa naissance, appuyée sur son christianisme réformé. En supposant
que ce christianisme réponde à l’esprit de la réforme (ce que Rousseau niera
dans les Lettres écrites de la montagne), et qu’il soit donc une expression
approximative du christianisme des Evangiles ou de la religion naturelle, il n’en
est pas moins vrai que Rousseau laisse entendre aux Genevois qu’ils sont dotés
d’une mauvaise religion politique. Inutile de souligner ce qu’ils pourront sans
doute comprendre tout seul : et en effet, si les autorités genevoises n’ont pas
spécialement cherché à réfléchir sur la teneur de la religion civile, en revanche
elles ont bien vu que les religions politiques existantes étaient récusées, la leur
avec les autres.
Rousseau n’avait donc pas besoin d’insister sur le fait qu’il était en train
d’inventer une religion sui generis. Mais de fait la religion civile est bien une
création conceptuelle.
Que contient-elle ?
Lorsqu’on considère le contenu dogmatique de cette religion civile forgée
par Rousseau, on a la surprise de constater que l’on y retrouve l’ensemble des
dogmes de la religion naturelle. Mais un article vient s’ajouter, essentiel, qui est
directement issu des religions civiques à l’antique : « la sainteté du Contrat
social et des lois ».
Soyons clairs : Rousseau stipule expressément que le christianisme des
Evangiles (religion naturelle) ne peut pas être un élément intégré à la religion
civile. Il souligne aussi que les religions païennes ne sauraient plus convenir, et
voilà que nous les retrouvons dans la composition de la religion civile. Est-ce un
flagrant délit de contradiction ? Oui, si l’on pense que la religion civile est un
compromis passé entre les deux formes de religion que sont le paganisme ancien
et la religion de l’homme. Parce que le compromis suppose que chaque partie,
tout en consentant à des concessions, conserve son intégrité et demeure présente
dans la solution obtenue par le compromis. Or ici il est exclu que ces religions
soient présentes, en tant que telles, à la religion civile.
Elles ne le seront pas si l’on considère les choses sous l’angle de
l’opération dite syncrèse chimique. Le modèle chimique peut en effet apporter
une solution. Rousseau, auteur des Institutions chimiques, le connaissait bien.
« La syncrèse chimique, écrivait-il, consiste en de nouvelles mixtions de sorte
que deux substances qu’on unit mêlées et confondues intimement en composent
une troisième d’une forte union différente en nature de chacune de celles qui
l’ont composée et où aucune d’elles n’est plus reconnaissable ». Que la chimie
fonctionne comme analogie pour le politique n’est pas à notre avis une idée
forcée, puisque Rousseau lui-même évoque cette opération dans le chapitre du
Manuscrit sur la société générale (MdG, 284).
En réalisant une synthèse de la religion naturelle et de la religion civique,
Rousseau obtient un mixte qui est autre chose qu’une addition d’éléments. Bref,
C’est la thèse de Victor Goldschmidt et de Robert Derathé.
la religion civile n’est pas la religion naturelle plus quelque chose. Elle est une
religion nouvelle. Une religion qui porte en elle une exigence d’ouverture en
posant un Dieu de tous les hommes, et un article par lequel les prescriptions ou
les appels de ce Dieu d’amour, de justice et d’ordre, voient leur portée atténuée ;
ou pour le dire autrement se voient subordonnées à des exigences d’un autre
ordre. Il arrivera que des lois de la communauté politique soient injustes à
l’égard des autres communautés politiques, et la religion civile comporte
l’élément (« la sainteté du contrat et des lois ») qui interdit de s’opposer à cette
injustice au nom de Dieu.
La présence d’un Dieu universel à la tête de la religion civile permet
d’ouvrir la perspective d’une humanité unifiée et harmonisée. Mais il ne s’agit
que d’une perspective. Parce que cette unification ne peut se faire que très
progressivement (et qu’elle n’est même pas assurée), à partir des sociétés
politiques particulières existantes, il faut admettre la présence d’une tension
entre l’ouverture et la fermeture. Selon le moment historique, la crise ou au
contraire la sérénité dans le climat international, la religion civile favorise
davantage la clôture ou au contraire tend à la franche ouverture. La religion
civile n’est pas une donnée rigide. Elle assouplit et universalise les sentiments
des hommes, et en même temps elle peut rappeler à la particularité, car elle a en
elle de quoi le faire. Elle est donc une affirmation conditionnelle du Dieu
universel. En d’autres termes, une exigence issue de la religion naturelle doit
pouvoir toujours être subordonnée à une décision législative : « Sitôt que la
puissance législative parle, écrit Rousseau dans les Considérations sur le
gouvernement de Pologne (4, 973), tout rentre dans l’égalité ; toute autorité se
tait devant elle ; sa voix est la voix de Dieu sur la terre ».
C’est pourquoi au bout du compte on peut dire que la religion civile est
pensée par Rousseau à la fois comme un appui de la liberté des citoyens : elle
renforce l’attachement à l’Etat ; et comme un facteur de paix et d’unification des
hommes : elle modère ou tempère le fanatisme de la particularité pour ouvrir les
perspectives d’une humanité pacifiée.
En tant que religion, elle constitue un mobile affectif et passionnel
d’action (donc elle a en elle une certaine puissance que de simples raisons n’ont
pas : une bonne raison n’a jamais empêché un homme soulevé par une passion
d’aller dans le sens de sa passion). Mais en réalité ce mobile est seulement
modérément puissant : l’amour de la particularité est tempéré par la
considération de l’universel. Cependant cette religion reste un mobile, que
Rousseau estime parfaitement légitime dans la mesure où, à ses yeux,
l’affirmation de l’existence de Dieu est vraie. Tout homme qui use de sa raison,
en ne se détournant pas du témoignage de sa conscience qui confirme le
raisonnement et l’élève par-là même au-dessus d’une simple probabilité, tout
homme sincère et vrai donc reconnaît l’existence d’un Dieu d’amour, de justice
et d’ordre. Dès lors la religion civile apporte à la fois satisfaction au besoin de
religion en politique et une atténuation maximale des effets négatifs de la
religion en politique. Mais évidemment elle suppose des êtres humains acquis au
monothéisme et ne laisse guère de place à l’expression publique de l’athéisme.
Et nous pouvons conclure ici en reconnaissant que ce n’est pas là la moindre de
ses difficultés.
Etude postée depuis le forum pédagogique des lycéens
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